Expédition – Dans la jungle des fonds biodiversité

Allons-nous nous donner les moyens d’y arriver ? C’est par cette question qu’il faudrait sûrement commencer lorsqu’on parle de biodiversité. Si le sujet se démocratise dans le monde de la gestion d’actifs, les fonds sur cette thématique sont encore peu nombreux et très hétérogènes. Avec parfois des liens ténus entre les valeurs en portefeuille et la biodiversité. Entre un manque de connaissances scientifiques, des outils en perpétuelle mutation et des approches très différentes, les asset managers et les investisseurs tentent de se frayer un chemin à travers la jungle. Certains avec plus de convictions que d’autres.


Par Ariane Khosrovchahi

Naissance d’un écosystème

   

Premières pousses

Les fonds biodiversité ont fait leur apparition depuis peu dans le monde de la gestion d’actifs. De fait, le fonds le plus ancien dédié à cette thématique en France date de 2020. Cette année-là, La Financière de l’Echiquier (LFDE) et Ossiam ont tous les deux lancé un produit dans ce domaine. Depuis, la famille s’est agrandie. Morningstar répertoriait ainsi 27 fonds exposant aux actifs cotés disponibles en France à fin septembre. Les années 2022 et 2023 ont été particulièrement riches en naissances, avec respectivement 10 et 8 nouveaux produits. Mais si l’offre s’est étendue, elle reste encore modeste.

Tout comme la taille du marché. En termes d’encours, les fonds biodiversité affichaient collectivement 1,6 milliard d’euros sous gestion à la fin du troisième trimestre 2024. Il en est de même pour les flux nets entrants, qui entre janvier et septembre sont ressortis à 6,1 millions d’euros. « La collecte est timide depuis le début de l’année, dans un contexte de prudence des investisseurs vis-à-vis de l’ensemble des fonds thématiques », constate Mathieu Caquineau, responsable de la recherche sur les fonds actions chez Morningstar. Les fonds biodiversité qui ont le plus été nourris sur la période appartiennent à Pictet et à Natixis IM, alors que Federated Hermes n’a pas récolté une graine, comme le montre notre classement ci-dessous.

À l’instar de leur marché, nombre de fonds biodiversité restent pour le moment de petite taille. La moitié d’entre eux se situent en effet sous la barre des 30 millions d’euros d’encours. Axa IM tire toutefois son épingle du jeu. Deux de ses véhicules – Axa IM ACT Biodiversity Equity UCITS ETF et Axa World Funds – ACT Biodiversity – représentent à eux seuls près d’un tiers du marché (voir ci-dessous). L’appétit des investisseurs est donc loin d’être démesuré, en partie à cause de la jeunesse de cette espèce singulière.

Différentes manières de grandir

Le « track record » limité de la thématique n’explique toutefois pas tout. Les fonds biodiversité sont en effet à ce stade de leur évolution très hétérogènes dans leur manière d’aborder le sujet du vivant. Que ce soit en termes de géographies, de capitalisations ou encore de secteurs, l’interprétation règne. Les investisseurs ont donc du mal à y voir clair. La diversité des visions des explorateurs trouve ses racines dans la qualité des données à leur disposition. « Les gérants n’ont pas forcément accès à des données fiables. Il n’y a pas de méthodes et de standards communs, ce qui rend la comparaison très difficile entre l’impact des fonds », confirme Mathieu Caquineau.

Sujet à la fois mondial et très local, la biodiversité fait donc l’objet de stratégies d’investissement très différentes les unes des autres. Par exemple, certains ETF se concentrent sur les grandes capitalisations sans appliquer d’exclusions sectorielles, notamment par souci de liquidité. D’autres véhicules actifs se concentrent, eux, sur les small & mid caps d’un domaine précis. Cette variété d’expositions se ressent dans les rendements qu’ils offrent aux investisseurs. « À fin septembre, on peut observer un fonds biodiversité qui enregistre -9,10% et un autre +31,79% sur douze mois glissants », illustre Mathieu Caquineau.

Selon les données de Morningstar, l’animal qui trône au sommet de la chaîne alimentaire sur cette période se nomme X USA Biodiv Focus SRI UCITS ETF (propriété de DWS) avec cette fameuse performance de 31,79%. Il est suivi du X World Biodiv Focus SRI UCITS ETF (+27,47%) et du Federal Focus – Biodiversity (+24,08%). A contrario, les fonds CIRCA5000 Sustainable Food & Biodiversity ETF (-9,10%) de Zurich Insurance et ASN Biodiversiteitsfonds de ASN Impact Investors (-1,64%) ressortent en bas.

Des engrais variés

Si les données actuelles sur la biodiversité ne sont pas toutes fiables, les gestionnaires d’actifs disposent tout de même de certains repères dans la jungle. En particulier grâce aux travaux scientifiques d’institutions telles que la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Ses chercheurs ont par exemple identifié cinq pressions responsables de l’effondrement de la biodiversité : la modification de l’utilisation des terres et des mers, l’exploitation directe des organismes, les changements climatiques, la pollution et les espèces exotiques envahissantes.

Les sociétés de gestion s’appuient aussi sur des outils issus du monde économique développés pour flécher les flux financiers au profit de la nature. Selon le guide Construire une démarche Biodiversité publié en février 2024 par l’Agence de la transition énergétique (Ademe) et le Commissariat général au développement durable (CGDD), le Corporate Biodiversity Footprint (CBF) – mis au point par le fournisseur de données Iceberg Data Lab – et le Global Biodiversity Footprint (GBS) – issu du bureau de recherche CDC Biodiversité – représentent à date les deux outils les plus utilisés par les acteurs financiers français pour comparer les « pressions » sur la biodiversité et les traduire en indicateurs d’impact. Avec toutefois quelques limites. « Nous avons constaté sur le marché l’utilisation dominante de ces deux métriques, confirme Stanislas Ray, analyste finance climat à l’Ademe. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils communiquent sur une même unité, la MSA, alors que celle-ci n’est pas simple à comprendre en elle-même. Les concepts sous-jacents peuvent ainsi différer, ce qui aboutit parfois à des résultats qui divergent significativement pour une même entreprise. »

Concrètement, la Mean Species Abundance (MSA) représente un indicateur qui traduit l’abondance moyenne des espèces terrestres originelles (mammifères, oiseaux, amphibiens, reptiles, invertébrés et plantes vasculaires) d’un territoire, rapporté à leur abondance dans les écosystèmes originels non perturbés. Il mesure ainsi la santé d’un écosystème avec un score allant de 0% à 100%, souvent exprimé en km2. Les environnements les plus « intacts » affichent les scores MSA les plus élevés.

Une empreinte, différentes traces

En ce qui concerne l’empreinte biodiversité, elle peut avoir des résultats exprimés soit en indicateurs de pression, soit en indicateurs d’impact. « La notion d’empreinte en biodiversité est toutefois complexe et délicate à manier, avertit Stanislas Ray. Je la rapproche de la trajectoire de température implicite d’un portefeuille en climat. Nous assemblons des choux et des carottes parce que nous avons besoin d’indicateurs de pilotage agrégés. De ce fait, il existe beaucoup d’hypothèses modèles qui sont arbitraires. Cela n’est toutefois pas un reproche vis-à-vis des méthodologies, puisqu’à l’heure actuelle, il n’est pas possible de faire autrement. »

L’interprétation de ce genre de métrique est donc sujette à caution. Selon Stanislas Ray, l’empreinte biodiversité se révèle surtout utile aux asset managers pour apprivoiser ce domaine. Et éventuellement pour mesurer les évolutions de cet indicateur dans le temps. « S’il est possible d’avoir une tendance fiable, alors peu importe le sous-jacent méthodologique, estime l’analyste. Le danger, c’est qu’il ne faut pas avoir une interprétation simpliste ou littérale, qui ne serait pas liée à une réalité sous-jacente. » Par exemple, un MSA qui baisse ou qui monte n’est pas forcément lié au financement apporté à l’entreprise concernée.

De quoi complexifier encore l’évaluation de l’impact réel d’un investissement. « Il y a un pouvoir d’imagination assez important vis-à-vis des clients, et donc un risque de greenwashing, ajoute Stanislas Ray. Il ne faut pas être aveugle par rapport à cette unité qu’est la MSA. Il faut bien en maîtriser les limites et en être conscient, à la fois dans son pilotage et dans sa communication. » De surcroît, « il n’y a pas de religion pour savoir s’il faudrait tout converger vers une métrique unique ou pas. Conceptuellement, je doute même que nous arriverons un jour à un outil parfait », confie l’analyste.

Une mutation accélérée et perpétuelle

Les experts de la donnée occupent donc une place centrale dans l’écosystème des fonds biodiversité. Parmi eux, CDC Biodiversité a par exemple commencé à développer son propre outil de scoring en 2015, le GBS. Cinq ans plus tard, la filiale du groupe Caisse des Dépôts décidait de mettre en ligne une première version de celui-ci, afin de permettre aux entreprises et aux institutions financières de mesurer leur empreinte biodiversité. « Une jeune équipe a fait le constat qu’il existait un outil de pilotage quantifié pour le climat : le bilan carbone. Mais rien sur la biodiversité. C’est pourquoi nous avons commencé à travailler sur le sujet il y a plus de huit ans », rappelle Arthur Campredon, directeur de la mesure d’empreinte de CDC Biodiversité. Depuis, le GBS est en moyenne mis à jour tous les deux mois. « Il est constamment en développement et s’améliore de jour en jour en s’appuyant sur de nouveaux modèles et bases de données disponibles au niveau mondial, ainsi que sur les retours d’expériences des utilisateurs. Reste que face au manque de données disponibles au sein des entreprises et des institutions financières, nous ne pouvons pas encore utiliser le plein potentiel de cet outil pour établir une cartographie précise des impacts et des dépendances de ces acteurs sur l’ensemble de leur chaîne de valeur », admet Arthur Campredon.

Il faut dire que l’un des obstacles majeurs dans l’approche de la biodiversité représente la capacité du secteur financier – et de tout un chacun – à bien saisir son concept-même. « La précision des modèles a pour limite la compréhension scientifique de la biodiversité, poursuit le directeur de la mesure d’empreinte. À titre d’illustration, les chercheurs estiment qu’il existe entre 10 et 15 millions d’espèces vivantes sur Terre, mais seulement deux millions sont recensées. » Logiquement, plus la recherche mondiale progressera, plus les outils apporteront des résultats concrets aux entreprises et aux investisseurs. « Repérer qu’à un point précis de la chaîne de valeur il y a un impact sur une pression donnée permettrait par exemple de se concentrer sur celui-ci en matière d’engagement et d’actions, illustre Arthur Campredon. Et d’y associer un objectif de réduction d’impact. »

Si les bases de données comme BFFI, BIA-GBS, BIAT, CBF ou encore GID représentent des sources d’informations structurantes pour les gérants, elles doivent être complétées par une analyse qualitative. « Il est par exemple assez difficile de pouvoir faire la différence en termes d’impact biodiversité entre deux acteurs d’un même secteur ayant une répartition géographique quasi-identique de leurs activités, souligne Arthur Campredon. C’est donc uniquement en combinant des informations quantitatives et qualitatives qu’il est possible de faire les meilleurs choix d’investissement et de bien cibler ses actions d’engagement. »

Face à la complexité du sujet, CDC Biodiversité travaille avec d’autres acteurs et partenaires pour faire évoluer les choses. Côté asset managers, Sycomore AM fait depuis 2021 partie des utilisateurs du score biodiversité d’Iceberg Data Lab. Tout en se montrant lucide sur les limites de ce dernier. « C’est un outil qui nous permet d’identifier les grands enjeux biodiversité pour les entreprises et d’engager avec elles, résume Clémence Bourcet, analyse ESG experte biodiversité chez Sycomore AM. À ce stade, il nous est toutefois difficile d’envisager de définir un processus d’investissement solide en nous focalisant uniquement sur une telle métrique. »

Une alimentation à enrichir

Malgré leurs limites, les données sur la biodiversité n’en demeurent pas moins une matière première essentielle pour les sociétés de gestion. « Pour le climat, des données quantitatives publiées par les émetteurs permettent d’étayer notre thèse d’investissement, remarque Isabelle de Gavoty-Coville, directrice de l’équipe Thematic Equity chez Mirova et gérante du fonds Mirova Biodiversity Solutions Equity, lancé en février dernier. Pour la biodiversité, en dehors de certaines métriques liées à l’eau, la fiabilité des données quantitatives doit encore être améliorée. Il est donc important d’avoir un fournisseur de données dédié à cette problématique. » À ce titre, Iceberg Data Lab fournit des indications aux équipes de l’affilié de Natixis IM sur l’impact biodiversité, employées dans le cadre de leur reporting. « Pour le moment, nous les utilisons pour démontrer la spécificité de notre portefeuille par rapport à un benchmark bien précis », précise Isabelle de Gavoty-Coville.

Même son de cloche du côté de BNP Paribas Asset Management, autre consommateur de données estampillées Iceberg Data Lab. « Le problème, ce n’est pas le manque de données sur la biodiversité. Il y en a même trop, ce qui nous pousse à nous demander lesquelles sont pertinentes pour les entreprises et pour les asset managers », pointe Robert-Alexandre Poujade, analyste ESG expert de la thématique biodiversité chez BNP Paribas AM. Ce dernier se dit ainsi « en contact permanent » avec le fournisseur et affirme se montrer « vigilant » dans l’analyse et le questionnement des données qu’il reçoit. « C’est une démarche partagée », assure-t-il.

Des animaux aux styles très différents

Rendez-vous au point d’eau

Dans la forêt primaire des données et des méthodologies sur la biodiversité, les sociétés de gestion tentent de se frayer un chemin comme elles le peuvent. Certaines en faisant davantage d’efforts que d’autres. Les routes empruntées divergent notamment entre les fonds biodiversité actifs et passifs. La majorité des véhicules répertoriés par Morningstar appartiennent à la première catégorie, soit 19 sur 27. Un périmètre qui exclut les fonds thématiques liés seulement indirectement à la biodiversité, comme les fonds « eau » et les fonds obligataires. Quand bien même la faune de ces derniers a tendance à croître, portée par de nouveaux instruments tels que les « blue bonds ». Petits frères des green bonds, ces derniers se focalisent sur les mers et les océans.

Nombre d’asset managers qui ont lancé des fonds biodiversité actifs ont développé leurs propres approches. « Cette thématique consiste pour nous à investir dans des sociétés exposées par leur modèle économique aux pressions sur la biodiversité et qui mettent en place des pratiques avancées pour limiter ces dernières », illustre la gérante du fonds Mirova Biodiversity Solutions Equity.

De fait, la société investit dans un panel relativement hétérogène d’émetteurs. D’une part, dans des entreprises qui apportent des « solutions » aux problématiques de la biodiversité avec leurs produits ou leurs services. D’autre part, dans celles qui ont de « bonnes pratiques » dans ce domaine. Sans oublier les corporates pour lesquels la biodiversité représente un « enjeu majeur », c’est-à-dire dont l’impact sur la biodiversité est élevé de par la nature-même de leurs activités.

Les principales positions du produit font ainsi apparaître Novonesis et Ecolab, qui se focalisent les enzymes pour la première et sur le développement de solutions dans le domaine de l’eau pour la seconde. Mais apparaît aussi Ebay. Un choix que l’asset manager justifie par le fait qu’il s’agit à ses yeux d’un groupe d’e-commerce dont le développement économique permet de développer l’économie circulaire.

Les génomes divergent

Pour sa part, BNP Paribas AM a mis au monde en 2021 un véhicule focalisé sur les sociétés qui proposent « des solutions environnementales contribuant à la restauration des écosystèmes » aquatiques, terrestres et urbains. Portant le nom de BNP Paribas Ecosystem Restoration, ses trois principales positions à fin septembre dernier étaient Oatly Group, Darling Ingredients et Landis + Gyr Group.

La première représente un producteur suédois d’alternatives aux produits laitiers traditionnels, réalisées à base d’avoine. La seconde développe et produit des ingrédients naturels durables à partir de bio-nutriments comestibles et non comestibles. Quant à la troisième, elle propose des solutions de mesure de l’énergie.

Le paysage change radicalement sur les terres du fonds Echiquier Climate & Biodiversity Impact. Pionnier lancé en 2020 par LFDE, il englobe le climat et la biodiversité. Ses principales positions à lui se nomment ASML, Novo Nordisk et Iberdrola. Soit un fabricant de machines de photolithographie pour l’industrie des semi-conducteurs, un laboratoire pharmaceutique et un énergéticien. Plus bas dans les lignes du portefeuille de la filiale de LBP AM apparaissent également L’Oréal et l’assureur Allianz. Soit nombre d’acteurs dont les liens avec le climat et la biodiversité interrogent.

Se revendiquant d’un ADN commun, les fonds de Mirova, BNP Paribas AM et LFDE sont loin d’être les seuls de l’espèce « biodiversité » à afficher des génomes divergents. Les portefeuilles de leurs cousins gérés par Axa IM, Fidelity International ou encore Uzès Gestion comptent eux aussi des membres difficiles à imaginer appartenir à une même famille. Une situation qui résulterait en partie d’un nombre limité de « pure players » de la thématique. Du moins, à l’heure actuelle.

« L’univers d’investissement des sociétés cotées devrait s’étoffer pour les fonds biodiversité dans les années à venir car de plus en plus d’entreprises s’engagent progressivement à respecter davantage d’objectifs dans ce domaine, avance Isabelle de Gavoty-Coville. Et ce, notamment en s’appuyant sur de nouveaux cadres de référence tels que ceux du SBTN [Science Based Targets Network, NDLR], un équivalent du cadre SBTi [Science Based Targets initiative, NDLR] pour le climat. »

Safari en Ferrari

Sur les traces de leurs homologues actifs, les fonds biodiversité passifs ont eux aussi commencé à proliférer ces dernières années. Leur essor s’appuie sur des indices façonnés par des fournisseurs tels qu’Euronext, Stoxx ou encore Standard & Poor’s. Indices sur lesquels se sont par exemple basés HSBC AM et BNP Paribas AM pour lancer leurs propres ETF biodiversité. Sortis de terre en 2022 et en 2023, ceux-ci explosent respectivement à la thématique à l’échelle mondiale et européenne. Même si cela ne saute pas vraiment aux yeux en observant la composition des deux fonds indiciels cotés. En effet, Tesla, Mastercard, ou encore Visa s’invitent dans l’ETF de HSBC AM. Tandis que Ferrari figure dans les dix premières positions de celui de BNP Paribas AM.

La faune, la flore… et la tech

Mais quelles valeurs trouve-t-on le plus au sein des fonds biodiversité ? Comme chez leurs congénères axés sur le climat, les sociétés technologiques sont particulièrement représentées. Si le spécialiste de l’eau Xylem arrive en tête, Microsoft et Apple sont en embuscade. Le premier représentait en effet 1,52% de l’encours total des fonds biodiversités répertoriés par Morningstar à fin septembre 2024. Il figure notamment dans les véhicules « made in » Tocqueville Finance, Swiss Life AM, Fidelity International ou encore Axa IM. Pour leur part, les deux firmes dirigées par Satya Nadella et Tim Cook pesaient respectivement 1,13% et 1,12% de l’encours total des fonds biodiversité. Quant à SAP et l’étoile des processeurs Nvidia, les deux valeurs s’invitent dans huit fonds chacune. Contre 14 pour Xylem et cinq pour Microsoft et Apple.

Un penchant technologique qu’Axa IM exprime à la fois à travers son fonds biodiversité actif et son homologue passif. Au sein du premier, Nvidia représentait par exemple 3,08% du portefeuille à fin septembre 2024. Alors que SAP pesait 2,95% du second.

Pour le gestionnaire en passe d’être cédé à BNP Paribas Cardif, ces sociétés « tech » offrent en effet des « opportunités économiques concrètes » pour atténuer les dommages causés aux écosystèmes. « Les entreprises qui peuvent proposer des solutions afin de réduire l’impact sur la biodiversité grâce à leurs innovations continueront à investir dans la recherche et le développement pour mettre au point de nouvelles technologies, fait valoir Anna Vaananen, head of listed impact equity chez Axa IM. Nombreux sont les produits et services à l’origine de ces thématiques ciblées dans nos stratégies d’impact qui nécessitent le développement de solutions logicielles durables, et la puissance de calcul informatique fournis par les fabricants de semi-conducteurs avancés. »

Chacun sa tribu

Le choix d’inclure des entreprises dont l’impact direct en matière de biodiversité n’est pas flagrant est aussi souvent justifié par la volonté des asset managers de faire de l’engagement. Interrogée sur le sujet, Axa IM assure ainsi que cette démarche représente un aspect important de sa feuille de route concernant les fonds d’impact. Et que celle-ci s’applique bel et bien aux entreprises technologiques. « L’objectif de cet engagement est de favoriser l’approvisionnement en solutions pour aider la biodiversité », insiste la société de gestion, qui précise aborder deux sujets en particulier dans ce cadre. D’une part, « encourager le développement de solutions permettant d’avoir un impact positif sur la biodiversité, notamment en réinvestissant les résultats nets de l’entreprise pour créer de nouveaux produits, les améliorer et continuer à les commercialiser ». D’autre part, « encourager les entreprises à utiliser le cadre TNFD [Task on Nature-related Financial Disclosures, NDLR] pour afficher clairement les risques et les opportunités liées à la biodiversité ».

Si les sociétés de gestion développent des politiques biodiversité différentes les unes des autres, certains groupes font parfois même coexister plusieurs approches en interne. « Nous avons une politique d’engagement sur la biodiversité au niveau de BNP Paribas AM, mais aussi une stratégie d’engagement spécifique pour notre fonds Blue Economy, pointe Robert-Alexandre Poujade. Nous réfléchissons actuellement à une stratégie plus ciblée également pour notre ETF biodiversité. »

De son côté, La Financière de l’Échiquier nous a indiqué avoir transmis 122 « axes de progrès » à 40 entreprises en 2023, dont 49 en lien avec le climat et la biodiversité. « Nous avons par exemple plusieurs engagements en cours avec ASML, notamment celui d’accroître les engagements en faveur de la biodiversité et d’identifier les risques climatiques physiques comme des risques matériels pour l’entreprise », renseigne l’asset manager. Sans donner davantage de précisions.

Quant à DWS, il assure mener ses actions d’engagement via son équipe de gouvernance d’entreprise au niveau groupe, tant pour ses fonds actifs que passifs. « Par conséquent, les produits ISR Xtrackers Biodiversity Focus sont concernés par l’engagement, indique un porte-parole de la gamme Xtrackers. Cependant, nous ne pouvons pas commenter les engagements spécifiques des entreprises. » Tout aussi évasif, HSBC AM n’a quant à lui pas souhaité faire de commentaire sur les engagements liés à son fonds biodiversité, invoquant le fait que ce dernier ne soit « pas aligné avec la doctrine de l’Autorité des marchés financiers (AMF) ». Sans apporter de précision sur ce « non alignement ».

Une nouvelle civilisation à l’avenir incertain

La fin de l’état sauvage ? 

Si les sociétés de gestion semblent encore aux prémices de leur compréhension et de leur capacité à démontrer leurs impacts réels sur la biodiversité, l’AMF n’a pas pu s’empêcher de remarquer une appétence croissante de la Place de Paris pour la communication autour de cette thématique. Il faut dire que le contexte politique et réglementaire a de quoi lui mettre le pied à l’étrier. Entre l’accord historique de Kunming-Montréal trouvé en 2022 lors de la COP15 biodiversité et des textes réglementaires tels que la CSRD ou le SFDR, les gestionnaires ont désormais quelques grandes directions à suivre. Sans oublier la stratégie sur la biodiversité « made in France » à horizon 2030.

Entrée en vigueur en janvier 2024, la CSRD va en particulier exiger progressivement de certaines entreprises la publication d’informations et de données harmonisées sur la biodiversité. De quoi ouvrir une nouvelle ère pour les investisseurs, alors que l’Autorité des marchés financiers juge que l’absence de données publiées par les émetteurs « de manière fiable et harmonisée » empêche à ce jour les gestionnaires d’actifs de s’appuyer sur des indicateurs reflétant les pratiques et impacts « effectifs » des corporates. Tout comme d’évaluer le taux d’exposition réel aux enjeux de biodiversité à une échelle sectorielle. « Ces éléments doivent conduire les sociétés de gestion et les distributeurs à prêter une attention particulière à l’adéquation entre l’approche déployée, les données utilisées et la communication du fonds sur la biodiversité », peut-on lire dans un rapport de l’ACPR et de l’AMF publié en juin dernier.

L’AMF a par ailleurs listé des « attentes minimales » vis-à-vis des fonds biodiversité. Parmi elles, figure une demande de cohérence entre les engagements contractuels pris par les fonds et la communication réalisée sur l’aspect durable du fonds. L’autorité entend ainsi « fixer des exigences minimales pour les fonds communiquant de manière centrale sur la biodiversité », explique Isabelle de Gavoty-Coville. Celles-ci comprennent notamment la construction d’un univers à partir des secteurs « matériels » pour la biodiversité et la prise en compte d’indicateurs d’analyse spécifiques des pratiques des entreprises en la matière.

Distance de sécurité

Face à la forêt primaire à laquelle s’apparentent encore les fonds biodiversité, nombre de financiers préfèrent pour l’instant rester à l’écart. Y compris dans la ruche des spécialistes de l’ESG. Sycomore AM a par exemple décidé de ne pas lancer de fonds spécifiquement dédié à ce domaine. « Dans l’univers des marchés cotés, peu de modèles économiques contribuent en effet positivement aux enjeux de restauration et de préservation de la biodiversité », juge Anne-Claire Imperiale, directrice durabilité chez Sycomore AM.

Cela n’empêche toutefois pas la société de gestion de travailler sur le sujet et de l’aborder, comme c’est le cas dans sa stratégie Sycomore Europe Eco Solutions. Celle-ci se concentre en effet sur les acteurs dont les modèles économiques contribuent à la transition écologique et énergétique dans cinq domaines : la mobilité, l’énergie, la rénovation et la construction, l’économie circulaire et… l’exploitation des écosystèmes. Autre apôtre de l’investissement responsable, Candriam n’envisage pas non plus de cultiver un fonds biodiversité à l’heure actuelle. De quoi laisser penser à certains observateurs que la vague d’éclosions de nouvelles pousses serait derrière nous. « Les principales sociétés dont on attendait qu’elles lancent des fonds sur cette thématique l’ont déjà fait », estime Mathieu Caquineau, responsable de la recherche sur les fonds actions chez Morningstar.

Le non coté en embuscade

La possible stagnation du nombre de naissances chez les fonds biodiversité pourrait toutefois surtout concerner les portées ciblant les actifs cotés. Car le non coté aurait d’autres atouts à faire valoir. Anne-Claire Imperiale estime notamment qu’il offre « davantage d’opportunités d’investissement susceptibles de contribuer à la restauration et à la préservation de la biodiversité. » Dans le sillon d’acteurs comme Mirova et SLM Partners, de nouveaux fonds voient ainsi le jour sur ce créneau. En septembre dernier, la mutuelle Macif (Aéma Groupe) a par exemple annoncé la création d’un véhicule doté de 50 millions d’euros ambitionnant de répondre aux « besoins fondamentaux des humains tout en préservant les ressources naturelles et la biodiversité ». Nommé Macif Terre & Vivant et géré par Swen Capital Partners, il exposera à 50% au private equity et à 50% aux actifs réels.

Parmi les autres « ESG enthusiasts », Mirova s’est pour sa part d’abord lancé dans la biodiversité « non cotée » en 2015 en créant un département « capital naturel ». Avant d’étendre ensuite son périmètre aux actifs cotés. Gautier Quéru, directeur de l’activité capital naturel chez Mirova, estime que l’évaluation de l’impact est plus précise au sein des actifs privés. « Cela s’explique par le fait que nous avons des échelles de mesure plus réduites que dans l’univers du coté, qui doit, lui, se référer à des échelles mondiales, multi-pays, multi-régions et multi-écosystèmes », avance-t-il. Pour sa part, Isabelle de Gavoty-Coville fait valoir le caractère plus aisément quantifiable de l’impact sur la biodiversité d’investissements dans des actifs réels (agriculture régénérative, restauration de terres dégradées…). Notamment à l’aide d’unités de mesure telles que le nombre d’hectares restaurés.

L’espoir d’une « prime biodiversité »

Conscients du chemin à parcourir pour démontrer l’impact réel des fonds biodiversité – et donc la pertinence de leur existence-même -, les asset managers et investisseurs qui promeuvent la thématique peuvent au moins se donner du courage en appréciant les efforts déjà fournis. « Avec la COP 15 Biodiversité de 2022, le sujet est arrivé sur le devant de la scène, puis il s’est généralisé avec l’éclosion d’un écosystème de services, d’expertises et de connaissances disponibles, souligne Gautier Quéru. Aujourd’hui, nous avons une meilleure compréhension des enjeux et des solutions. Par ailleurs, les marchés intègrent de plus en plus de signaux liés à la biodiversité. Les impacts positifs d’une société ou d’un projet sur celle-ci sont ainsi de plus en plus valorisés, tandis que les impacts négatifs sont, eux, progressivement pénalisés. »

De là à anticiper l’apparition d’une prime ou d’une décote « biodiversité » sur la valorisation des actifs financiers comparable au « greenium », il n’y a qu’un pas… à ne pas faire trop hâtivement. Avant tout parce que l’existence de « primes vertes » significatives pour les actifs ESG fait encore l’objet de débats houleux parmi les gestionnaires d’actifs. Mais pas seulement. « Le secteur financier ne s’est pas encore approprié le sujet de la valorisation financière des activités centrées sur la restauration de la biodiversité, ce qui représente un prérequis pour ensuite prioriser ensuite des investissements dans ce domaine », souligne Anne-Claire Imperiale. Pourtant, les projets à financer ne manquent pas. « La restauration des écosystèmes nécessite davantage d’innovation financière, par exemple pour flécher l’épargne vers des solutions vertueuses », illustre Robert-Alexandre Poujade, analyste ESG en charge de la thématique biodiversité chez BNP Paribas AM.

Les initiatives fleurissent

Pour encourager de telles innovations, de nouvelles initiatives fleurissent d’ailleurs à travers le monde. Parmi elles, la Finance For Biodiversity Foundation et les 177 institutions financières signataires du « Finance For Biodiversity Pledge » appellent par exemple les « leaders mondiaux » à s’engager à protéger et restaurer la biodiversité à travers leurs activités financières et leurs investissements.

En France, un appel d’offres a même été lancé en juillet dernier pour gérer un fonds de Place devant « contribuer à la réalisation des objectifs internationaux de protection et de restauration de la biodiversité » et « accompagner le développement de méthodes avancées relatives à [sa] prise en compte » dans la gestion d’actifs. Soutenu par l’Af2i, l’AFG, l’IFD et France Assureurs, ce véhicule disposera d’une enveloppe initiale de 100 millions d’euros apportés par onze institutionnels (Abeille Assurances, BPCE Assurances, CNP Assurances…). Et ciblera majoritairement des entreprises européennes et des small et midcaps susceptibles d’avoir un impact positif sur la « prise en compte de la biodiversité dans la gestion financière ».

Différentes les unes des autres, ces initiatives ont vocation à mettre davantage à contribution les acteurs privés pour le financement de la biodiversité. Et pour cause, l’OCDE estimait en 2020 les dépenses publiques et privées annuelles dans ce domaine entre 79 milliards et 91 milliards de dollars sur la période 2015-2017 à l’échelle mondiale. Dont 67,8 milliards apportés par les « acteurs publics nationaux ». Une accélération paraît inévitable pour respecter l’accord de Kunming-Montréal, qui prévoit l’allocation de 200 milliards de dollars par an d’ici 2030, toutes sources de financement confondues.

Cohabitation justifiée ou biodiversity-washing ?

Si les gestionnaires d’actifs peuvent jouer un rôle dans la préservation de la biodiversité, leur capacité d’action dépend toutefois d’autres parties prenantes. Les investisseurs, bien sûr, mais aussi les politiques publiques et les corporates. « Il n’est pas possible de demander aux entreprises de changer leurs business models si les technologies pour le faire ne sont pas disponibles, avertit Velislava Dimitrova, gérante du fonds Sustainable Biodiversity de Fidelity International. Nous avons besoin d’encourager les sociétés à réduire leur impact mais elles ne pourront pas le faire sans nouveaux outils et sans entreprises qui les fournissent ». Un argument dans la droite lignée de ceux d’Axa IM, Mirova ou encore LFDE pour justifier la présence de valeurs sans lien apparent avec la biodiversité dans des fonds qui en portent le nom.

Pour se matérialiser, la transition vers une économie respectueuse de la nature nécessitera des efforts colossaux de la part d’acteurs de tous horizons. Les fonds biodiversité représentent une manière pour les gestionnaires d’actifs d’apporter leur pierre à l’édifice. Mais ces jeunes véhicules devront faire leurs preuves dans la durée, à la fois en termes de performances et d’impact. Au risque de ne pas réussir à justifier longtemps leur existence et de jeter l’opprobre sur l’ensemble de la thématique. Là encore, il y a des progrès à faire. « Certains fonds biodiversité manquent de transparence ou de certitudes, constate Arthur Campredon. Nous allons donc certainement arriver à plus de contrôle de ces véhicules en raison du risque de greenwashing ». Ou plutôt de « biodiversity-washing ».