Intelligence artificielle, blockchain… À l’occasion du Paris Finance Forum 2023 de Paris Europlace, Estelle Castres (BlackRock), Pierre-Henri Chappaz (Rothschild & Co), Marianne Demarchi (Swift) et Jorgen Ouaknine (Euroclear) se sont demandé si la technologie allait emmener la finance du côté de l’utopie ou de la dystopie.
Six mois après que News Asset Pro s’est demandé si le futur de l’asset management ressemblerait plus à une utopie ou à une dystopie, Paris Europlace s’est posé la même question en se concentrant sur un aspect bien précis. Ce mercredi 5 juillet, Estelle Castres (BlackRock), Pierre-Henri Chappaz (Rothschild & Co), Marianne Demarchi (Swift) et Jorgen Ouaknine (Euroclear) ont ainsi tenté de répondre à la question « la technologie et l’avenir de la finance, utopie ou dystopie ? » à l’occasion d’une table ronde modérée par Alexandre Garabedian (L’Agefi) lors du Paris Finance Forum 2023.
Les intervenants n’ont pas eu de mal à trouver des arguments dans un sens ou dans l’autre. À grand renfort d’exemples issus de leurs propres activités ou de ce qu’ils observent dans l’univers de la gestion d’actifs et de patrimoine, des paiements ou encore des transactions de marché. Du côté de l’asset management, rares sont les équipes qui évoluent loin de toute considération liée à la technologie. « J’adore le titre “utopie ou dystopie” mais pour nous ce n’est ni l’un, ni l’autre, a indiqué Estelle Castres, directrice générale France, Belgique et Luxembourg chez BlackRock. La technologie est à la fois notre quotidien et notre langage commun. Un tiers de nos 18 000 collaborateurs ont des profils “tech” et tout ce que nous faisons passe par notre outil technologique Aladdin, y compris pour nos clients. »
Liquéfier, fractionner…
Le numéro un mondial de la gestion d’actifs voit trois domaines d’application majeurs de la technologie en son sein. « Elle permet l’amélioration de la gestion et en particulier l’optimisation du couple rendement/risque, tout en nous donnant la capacité de faire des analyses complexes sur des sujets de soutenabilité et de durabilité, poursuit Estelle Castres. Il s’agit en outre d’un énorme accélérateur de démocratisation de l’épargne et d’amélioration de l’expérience client. »
Née avec le Bitcoin, la technologie blockchain – aussi appelée DLT pour distributed ledger technology, ou « registre distribué » en français – demeure sur toutes les lèvres. « Le régime pilote actuel permet notamment des expérimentations intéressantes en matière de cotation d’actifs tokenisés, c’est-à-dire émis et inscrits sur une blockchain, illustre Marianne Demarchi, chief executive Europe chez Swift. Un tel procédé peut permettre de rendre liquides des actifs qui ne le sont pas [private equity, dette privée, immobilier…], d’étendre le pool d’investisseurs d’un émetteur et plus globalement de démocratiser l’investissement. »
La représentante de l’entreprise spécialisée dans les paiements évoque à ce titre l’idée de développer des outils permettant de réaliser des « placements fractionnés ». Ce qui consisterait, par exemple, à permettre à un particulier d’acheter une fraction d’action Hermès pour quelques dizaines d’euros plutôt qu’une action complète à 1 859 euros (au cours du 6 juillet dernier). « Nous aimerions d’ailleurs le lancement d’une initiative de Place à ce sujet », souffle Marianne Demarchi.
La fin de la spéculation ?
Si l’intérêt pour la blockchain persiste dans l’univers de la finance, un autre concept lui a toutefois damé le pion ces dernières années : l’intelligence artificielle (IA). Pour imaginer l’impact que le développement d’outils tels que ChatGPT pourrait avoir sur les investisseurs, Pierre-Henri Chappaz, associé gérant chez Rothschild & Co a choisi de poser une question volontairement provocante : « et si avec l’IA, il devenait impossible de gagner de l’argent sur les marchés ? »
Qualifiant cette perspective « d’utopie pour certains » et de source d’inquiétudes pour d’autres, il a ensuite imaginé les changements qu’une utilisation poussée à son paroxysme pourrait occasionner. « L’apport majeur de l’IA à la finance serait selon moi dans le domaine de l’appréciation des calculs de risques, poursuit Pierre-Henri Chappaz. Les humains investissent en effet avec certains biais et peuvent adopter des comportements spéculatifs susceptibles de former des bulles sur des actifs lorsqu’ils se basent sur de fausses idées. Or l’IA pourrait permettre de diffuser des analyses de risques beaucoup plus perfectionnées qu’aujourd’hui et rendre la spéculation plus difficile. »
Et l’associé gérant de Rothschild & Co de conclure sa démonstration sur le ton de l’humour : « l’IA, c’est la fin de la spéculation, la fin des krachs, c’est l’utopie ! » Demeurant tout de même lucide, il a ensuite alerté sur le fait qu’un marché animé majoritairement par des intelligences artificielles risque de déresponsabiliser les êtres humains sur des décisions économiques, financières et politiques. Et créerait par la même occasion un terreau fertile… à la dystopie.
« Cela fait 35 ans que nous gérons avec la technologie »
Une vision que ne partage visiblement pas Estelle Castres, qui voit plutôt dans l’IA une source d’opportunités pour enrichir le travail des gestionnaires d’actifs. « Cela fait 35 ans que nous gérons avec la technologie, cette dernière apporte de la valeur mais nos gérants et nos clients gardent néanmoins leurs propres convictions et peuvent se concentrer sur leur cœur de métier », fait valoir la directrice générale France, Belgique et Luxembourg de BlackRock.
Et de souligner les intérêts de l’IA en matière de traitements de données pour prendre des décisions de gestion. « Nos outils Aladdin Climate et eFront ESG Outreach l’utilisent par exemple pour mieux travailler la data pour y apporter plus de clarté pour nos équipes et nos clients », avance Estelle Castres.
« Protopie » dans les paiements
Au-delà de la gestion d’actifs, les évolutions technologiques impriment aussi leur marque au sein d’activités financières telles que les paiements. « Les paiements internationaux représentent aujourd’hui 150 000 milliards de dollars et la numérisation croissante des échanges pourrait porter ce montant 250 000 milliards à horizon 2027 », fait valoir Marianne Demarchi.
Plutôt que de se concentrer sur le binôme utopie-dystopie, la chief executive Europe de Swift a préféré évoquer la « protopie ». Attribué au futurologue et cofondateur du magazine Wired Kevin Kelly, ce néologisme désigne une société qui fait des progrès successifs grâce aux avancées technologiques sur une longue période. « L’inclusion financière progresse par exemple grâce à l’accélération des paiements, poursuit-elle. Environ 60% des échanges interbancaires ou qui impliquent de grandes entreprises sont réalisés aujourd’hui en moins d’une heure. Il y a en revanche encore beaucoup de marge de progression du côté des outils accessibles aux petites sociétés et aux particuliers. »
Alors que la « digitalisation » de la finance engendre de nouvelles vulnérabilités, particulièrement en matière de cybersécurité, l’IA peut en contrepartie avoir un impact positif sur des sujets relatifs à sécurité tels que la lutte contre la fraude. « Une expérimentation impliquant l’intelligence artificielle que nous avons réalisée en utilisant des milliards de données a permis d’améliorer de 40% à 50% la détection de mouvements financiers non classiques, et donc de mieux identifier les paiements suspects », illustre Marianne Demarchi.
Îlots digitaux
Le développement des monnaies numériques – qu’elles soient issues d’acteurs privés ou des expérimentations en cours au sein des banques centrales –, des blockchains ou des wallets (portefeuilles digitaux) comporte aussi des risques liés à leur interconnectivité. « Si ces évolutions amènent à la formation d’îlots digitaux qui ne peuvent pas bien communiquer entre eux, la situation deviendrait vraiment dystopique avec un fractionnement des espaces économiques », avertit Marianne Demarchi.
Reconnaissant que le monde la finance connaît un véritable « changement de paradigme » avec les avancées technologiques, Jorgen Ouaknine appelle quant à lui de ses vœux la mise en place de garde-fous. « La donnée fait partie de la stratégie intégrante des grandes institutions financières, c’est devenu un asset, mais il se travaille et se commercialise parfois à outrance, relève le head of innovation, data services and innovation chez Euroclear. Pour éviter les dérives, les régulateurs doivent amener un cadre de protection pour les utilisateurs afin d’éviter d’aller vers une dystopie quasi-certaine. » Pour le meilleur et pour le pire, les liaisons dangereuses entre la finance et la technologie ne semblent en tout cas pas près de se distendre.